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Inscrire la relation bilatérale dans un traité d’amitié et de coopération. S’inspirer du traité de l’Elysée, signé en 1963, pour donner un cadre et une impulsion à la relation franco-allemande. Profiter du moment « sans Salvini » pour renforcer les liens et la présence de l’Italie à la table du conseil européen. Emmanuel Macron ne restera que quatre heures ce mercredi soir 18 septembre à Rome, mais la visite a une visée plus que symbolique. Après une année de tensions sans précédent entre Paris et Rome, avec à la clef le rappel de l’Ambassadeur de France à Rome en février dernier, le changement de gouvernement intervenu cet été en Italie offre un moment jugé propice.
« C’est une occasion à saisir », affirme un diplomate bon connaisseur du dossier. La présence de Salvini au gouvernement empêchait à la relation de se dérouler normalement, dans la mesure où le leader de la Ligue, à l’instar de son ami Viktor Orban, a fait depuis plus de deux ans d’Emmanuel Macron sa cible privilégiée. Le symbole de ce qu’il combat. Et sur plusieurs sujets.
Immigration, sujet n°1
L’immigration, tout d’abord, en dénonçant « l’hypocrisie française » d’un pays donneur de leçons de droits de l’homme et réticent à recevoir les migrants perdus en Méditerranée, voire les refoulant à Vintimille vers le sol italien. La propagande quotidienne menée par Salvini sur ce thème qui lui a valu son incroyable ascension dans l’opinion italienne rendait tout dialogue impossible. Avec le deuxième gouvernement Conte, une autre voie est possible. Etroite, car le sujet reste sensible et Salvini en embuscade, mais praticable. Faute d’unanimité à Bruxelles, Paris a déjà donné sa disponibilité pour un mécanisme temporaire de répartition des migrants. Pour sortir du cas par cas, à chaque bateau arrivant sur les côtes italiennes, pratiqué depuis un an et demi.
Les Italiens souhaitent que les migrants économiques fassent partie de ce mécanisme, et pas seulement les éligibles au statut de réfugié. Rome demande aussi une rotation des ports d’arrivée. Deux points très sensibles au moment où Emmanuel Macron veut recadrer le débat sur l’immigration. Conte et Macron ont besoin l’un de l’autre pour trouver une voie médiane entre l’obsession migratoire orchestrée par l’extrême droite et le déni du problème dans lequel se complaît l’extrême gauche.
Economie et industrie : un partenariat crucial
Paris est le deuxième client de Rome, et Rome est le deuxième client de Paris. Autant dire que la relation économique entre la France et l’Italie est fondamentale pour les deux partenaires. « Malgré le récent vaudeville diplomatique, les échanges ont été de 80 millards. La France est le deuxième client de Rome et réciproquement. Elle est le troisième investisseur (64 milliards) dans la Péninsule », explique Edoardo Secchi, pdg d’Italy-France Group et fondateur du Club Italie-France. Energie, banque, services, grande distribution, luxe. Les acquisitions françaises dans la Péninsule ont été nombreuses depuis quinze ans.
Les Français ont d’ailleurs été accusés de faire un peu trop d’emplettes dans des secteurs sensibles (BNL, Parmalat etc…) sans véritablement renvoyer l’ascenseur, en bloquant parfois les investisseurs italiens au nom de l’intérêt national. D’où le cabrement du gouvernement Gentiloni lorsque Paris s’est interposé l’an passé dans le dossier sur les chantiers navals de Saint-Nazaire et la reprise de Naval Group par Fincantieri. Ou les interrogations sur le projet de fusion Renault-Nyssan/Fiat-Chrysler. La visite d’Emmanuel Macron ne va pas permettre de traiter tous ces sujets, mais certainement de donner une impulsion.
Le traité du Quirinal
Le Palais du Quirinal, comme nombre de Palais italien, est le témoin d’une longue histoire. Ancien palais des Papes, il a été le palais de la toute nouvelle monarchie italienne, lors de l’unité il y aura 150 ans l’an prochain. Aujourd’hui il est le siège de la présidence de la République. En septembre 2017, au lendemain de son discours européen de la Sorbonne, le président français avait lancé l’idée d’un traité bilatéral. Dit « du Quirinal ». Avec deux axes majeurs : la coopération dans le domaine culturel et universitaire, et la coopération économique et industrielle.
Pour Gilles Pécout, historien, recteur de l’Académie de Paris et l’un des trois rédacteurs français de ce traité, « il y a indépendamment de l’actualité politique un mouvement de fond qui rapproche les deux pays ». Même aux heures les plus délicates de relation bilatérale, à la fin du XIXème siècle par exemple, les échanges culturels n’ont jamais cessé. « Il est important de rappeler le contexte européen qui est aussi au cœur de la réflexion franco-italienne du chef de l’État français et qui est pour nous un engagement clair à penser le bilatéral dans une perspective multilatérale, européenne et même de refondation européiste ». De fait, la formalisation d’un axe franco-italien ôte toute exclusivité au fameux « couple » franco-allemand, mais s’inscrit dans un dessein plus vaste à l’échelle européenne.
Le paradoxe de la proximité
Lors d’une audition devant la Commission des affaires européennes de l’Assemblée Nationale, l 14 juin 2018, Gilles Pécout énumérait les domaines de coopération que ce traité pourra favoriser. … le volet formation, éducation recherche qui privilégie l’apprentissage et les échanges linguistiques, la mobilité à tous les niveaux, la formation professionnelle et l’identification de parcours mémoriaux communs, ainsi que la formation d’un véritable espace culturel commun euro-méditerranéen lié à l’accès facilité au patrimoine, à la formation artistique et patrimoniale commune, au partage audiovisuel et au développement de cultures de l’engagement citoyen et européen. Il porte également sur la croissance économique durable et équitable, la préservation de la qualité de la vie et l’inclusion sociale ».
Pour l’ancien président du Conseil italien, Enrico Letta, ce traité « serait la démonstration de cette relation privilégiée qui existe entre la France et l’Italie et que je suis, naturellement, de près. J’y crois profondément. On est tellement proches qu’on ne prend pas toujours suffisamment soin d’une relation aussi importante ». Enrico Letta, doyen de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po, est bien placé pour mesurer le fossé qui peut se creuser entre deux pays pourtant si proches… « C’est le paradoxe de la proximité. Moi qui suis traité en Italie par le souverainisme salvinien comme un traitre parce que je travaille pour une institution française à Paris, je suis bien placé pour le savoir. Je n’aurais jamais imaginé qu’on en arrive là ».